Article paru dans le n°43 de Causeur – février 2017
La messe est dite si on en croit Michel Onfray, et l’Occident judéo-chrétien dont la mort est programmée par ses ennemis autant que par ses propres lâchetés, n’aurait plus qu’à « sombrer avec élégance ». En est-il même encore capable ? Embarqués sur ce Titanic qu’est Décadence, deuxième volet d’une Brève encyclopédie du monde (rien que ça !) commencée avec Cosmos, les passagers que nous sommes peuvent néanmoins agrémenter leur traversée de ces 600 pages, qu’ils pressentent fatale, en regardant le très long métrage qui leur est projeté : une sorte de Péplum historico-philosophique qui leur explique, non pas comment utiliser leur gilet de sauvetage ou s’entraider dans cette catastrophe collective, mais pourquoi ils vont nécessairement périr dans ce naufrage.
Tant pis pour eux d’ailleurs, qui n’avaient qu’à pas devenir chrétiens il y a deux mille ans et qui sont aujourd’hui acculés, faudrait-il ajouter, à devoir choisir entre deux maux : bafouer leurs principes en recourant à la force brutale afin de sauver la civilisation judéo-chrétienne qui prend l’eau, ou contribuer par excès d’humanisme au « déclin de la force vitale » qu’annonçait il y a plus d’un siècle Nietzsche, voyant dans cet épuisement la fatalité propre au nihilisme. Pas question donc pour ces passagers de savoir s’il leur faut se placer à la poupe ou à la proue du navire pour avoir l’ultime satisfaction de voir leurs ennemis se noyer avant eux puisqu’ils ignorent si l’ennemi est à bord ou commandite de l’extérieur le naufrage. C’est en tout cas une autre « fable » que celle rapportée par Hans Blumenberg dans Le souci traverse le fleuve que relate Onfray dans cette épopée qu’on ne peut dire « apocalyptique » puisqu’aucune révélation finale n’en résultera.
Voici bel et bien venu le temps de l’« apocalypse sans royaume » dont parlait Gunther Anders (Le temps de la fin), même si c’est moins une catastrophe nucléaire qu’il faut désormais redouter qu’un effondrement intérieur dont l’élan entropique remonterait selon Onfray à l’origine même de l’univers, né du refroidissement de l’énergie faramineuse dégagée par la déflagration initiale nommée Big Bang comme chacun sait. Tout porte en effet à affirmer que le soleil un jour s’éteindra et que la terre, privée de sa lumière et libérée de l’attraction qui la relie au système solaire, s’en ira errer dans l’univers et mourra. Une scénographie grandiose, on en conviendra, qui ramène d’emblée à des proportions dérisoires la mort annoncée de la civilisation judéo-chrétienne.
Or ce procédé rhétorique, aujourd’hui inspiré par l’astrophysique, est celui-là même qu’utilisèrent la plupart des cosmogonies religieuses afin de remettre l’homme, toujours porté à se surestimer, à une plus juste place dans l’univers. La ressemblance est par ailleurs frappante entre le constat désenchanté par quoi débute Décadence, énoncé sur un ton digne de L’Ecclésiaste, et le début du magnifique poème dans lequel l’épicurien Lucrèce révèle aux esprits jusqu’alors crédules en matière religieuse ce qu’il en est de la « nature des choses » : Si loin que porte le regard, le jeu mécanique des atomes ne laisse aucune place aux dieux.
Il se trouve simplement que « l’effondrement d’une étoile » faisant de la mort d’une civilisation un phénomène naturel quasi fatal, occulte ce que ce trépas comporte avant tout d’historique. Il ne sert donc à rien de fustiger (à juste titre) le penchant de l’intelligentsia occidentale à liquider le réel lorsqu’il ne lui convient pas, si c’est pour dénier d’emblée tout pouvoir à l’historicité, annulée par ce jeu cosmique sur lequel elle n’a aucune prise. Ce n’est pourtant pas l’entropie de l’univers qui arme aujourd’hui le bras des terroristes ou inspire la trivialité consumériste ! Ni l’entropie naturelle ni l’esthétique des ruines ou la Nature morte n’expriment véritablement ce qui est en jeu dans le vécu répondant à la notion de « décadence » : « Tout ne s’est pas perdu, mais tout s’est senti périr », comme l’a dit Valéry du « frisson extraordinaire » qui courut dans l’entre-deux Guerres la moelle de l’Europe. Esthétique pour les uns, suicidaire pour les autres, ce pathos porte aussi en lui le sursaut capable de renverser la tendance et de regagner le terrain qu’on pensait perdu.
D’autant que la décadence dont parle Onfray, reprenant à peu de choses près la thèse de Nietzsche, serait le fait du judéo-christianisme auquel on devrait à la fois reprocher d’avoir instrumentalisé à des fins politiques le message d’amour et de paix du Christ, et d’avoir été incapable de préserver ce qu’il avait, au plus fort de sa puissance, réussi à construire : une civilisation, ce qui n’est pas rien. Si le Jésus historique n’est qu’un « personnage conceptuel » inventé à des fins stratégiques, qui fut donc le « Jésus de paix et de tolérance » auquel fait parallèlement référence Onfray ? Pourquoi ne pas aller jusqu’au bout du raisonnement et voir dans ce « christianisme primitif », dévoyé par l’institution ecclésiale, l’un des recours possibles face au nihilisme véhiculé par le « christianisme de fer » du catholicisme romain ? Car c’est bien de lui qu’il s’agit, et l’on s’étonne qu’il ne soit rien dit de l’Orthodoxie, chrétienne elle aussi. Pour que cet ultime sauvetage soit possible, encore faudrait-il laisser la porte ouverte, comme le fit Nietzsche, à une épiphanie rayonnante du divin. Difficile donc d’être à la fois épicurien et nietzschéen !
D’ailleurs, si la redécouverte de l’épicurisme au XV° siècle a véritablement sapé les fondements du judéo-christianisme, pourquoi l’humanisme épicurien n’a-t-il pas réussi à fonder une civilisation puissante et joyeuse sur laquelle le nihilisme n’aurait eu aucune prise ? Il faut donc bien reconnaître, comme le fait d’ailleurs Onfray, que « le rameau d’une civilisation est toujours une spiritualité. » On sait simplement désormais que ce qui a été vrai du christianisme, conquérant pour avoir trahi le Jésus des Évangiles, l’est plus que jamais de l’Islam, impérialiste depuis ses origines. Le tout n’est donc pas seulement de rejeter l’un autant que l’autre, mais d’entamer par là une reconquête dont il n’est guère question dans la fresque d’Onfray évoquant, pour justifier sa position, le sens du tragique qui est celui de tout esprit lucide.
Jamais le tragique pourtant, chez les anciens Grecs ou chez Nietzsche, ne s’est limité à un constat des faits. On s’étonne d’autant plus qu’évoquant « l’innocence coupable des hommes », Onfray n’y ait pas reconnu l’essence même du tragique que la postmodernité subit sans parvenir à s’approprier ce qu’il comporte aussi d’intrépidité. Tragique, oui, le fait que la raison ait engendré depuis au moins deux siècles les monstres que Goya pensait issus des songes, et que la déconstruction philosophique et artistique ait entraîné « une dégringolade vers toujours plus de nihilisme » au lieu de régénérer la force de vie qui permettrait de le surmonter. Tragique, le fait que la réforme voulue par l’Église (Vatican II) n’ait fait qu’aggraver la maladie endémique du catholicisme. Tragique enfin le fait que l’humanisme, chrétien ou athée, fasse aujourd’hui le jeu des nihilistes de tous bords, et qu’on soit finalement toujours trahi par ses vertus plutôt que par ses vices.
Les choses seraient il est vrai plus simples si le nihilisme se contentait de détruire – ce qu’il fait aussi – sans aussi contrefaire et pervertir. Que faire dès lors qui n’entre pas dans son jeu, que les auteurs chrétiens n’hésiteraient sans doute pas à dire « diabolique » ? C’est bien pourquoi les grands penseurs du nihilisme (Nietzsche, Jünger, Heidegger) n’ont eu de cesse de mettre en garde à la fois contre la séduction de l’inertie (à quoi bon ?) suscitée par l’entropie dont il est porteur, et contre le danger des stratégies guerrières renforçant en fait le pouvoir de ce qu’elles entendaient détruire. La marge de manœuvre est donc mince, mais il n’est aucune autre voie de sauvetage pour l’Occident que ce chemin de crête, pour qui du moins ne se contenterait pas d’attendre élégamment la fin en se demandant s’il va succomber sous le joug islamique, ou mourir de dégoût et d’ennui dans un paysage de supermarchés.
Plus nietzschéen qu’Onfray en cela, Camus a jadis montré avec panache que la révolte fait le lit du nihilisme si un « oui » inconditionnel à la vie n’accompagne pas le refus de ce qui la détruit. Faire volte-face, pour mieux faire face. Et si c’était L’homme révolté qu’il fallait relire pour retrouver des forces après avoir refermé Décadence ?
Françoise Bonardel
Philosophe et essayiste, auteur de Des Héritiers sans passé – essai sur la crise de l’identité culturelle européenne (Éditions de la Transparence, 2010).
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