Vie nomade - Françoise Bonardel

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Voyage, voyageurs

Terme le plus général pour désigner toute forme de cheminement sur une voie (via), de déplacement d’un point à un autre, suffisamment long toutefois pour que le voyageur ait besoin d’un viatique. Dans le voyage, tel qu’on l’entend désormais communément, prévaut  la voie empruntée sur le viatique emporté,  la route à parcourir, l’aventure rencontrée, la découverte effectuée. En bref le voyage est très tôt devenu, dans l’histoire d’Orient et d’Occident, le rêve « nomade » du sédentaire bien installé : « Une sorte d’exportation spasmodique des sensibilités : on veut  changer ses maux de place et mettre sa souffrance dans un autre décor », disait Paul Morand (Le voyage). La question « pourquoi voyagez-vous ? » supplante en effet de très loin le banal, trivial « comment voyagez-vous ? » du nomade encore inexpérimenté, tant sont maintenant codifiés les moyens de voyager à pied,  à cheval, à vélo, à dos de chameau, à moto, en voiture, en avion : « Même le mot voyageur est désuet. Et non sans raison : il serait trop élogieux », notait déjà Robert Byron nostalgique d’un temps révolu (La route d’Oxiane). Quel maquis pourtant, quelle jungle que le monde des explorateurs – voyageurs – écrivains ! Simple question de dosage, pour savoir qui d’entre eux est davantage ceci (explorateur ? voyageur ? écrivain ?) que cet autre de ses confrères en aventure  qui lui ressemble comme un frère ? Ou comme une sœur, puisque les femmes (David-Neel, Maillard, Schwarzenbach, Puigodeau) sont elles aussi de la partie.

Un fait d’entrée s’impose : ce sont les Occidentaux, Arabes compris qui, voyageant pour des raisons diverses, ont inventé le récit de voyage. Aussi ce genre littéraire véhicule-t-il à son tour leurs motivations avouées ou cachées : purement savantes ou colonisatrices, simplement curieuses ou prosélytes, et déjà présentes  dans les récits des grands pionniers : Hérodote et Diodore de Sicile, tout deux  historiens, Strabon le géographe, Pline l’Ancien le naturaliste ; et plus mêlées encore quand le voyageur devient missionnaire de sa foi : comment tant de peuples peuvent-ils ne pas être musulmans, se sont demandé, horrifiés, Ibn Fadlan, Ibn Jubayr et Ibn Battûta ? Comment les nomades mongols et tibétains peuvent – ils à ce point méconnaître le Christ, se demandèrent de leur coté Du Plan Carpin, Rubrouck, Marco Polo, Ricci, Huc, Potocki et tant d’autres, partis dès le XIII°siècle explorer ces contrées lointaines ?

Relais du prosélytisme religieux, le voyage en a longtemps décuplé la portée, du moins quand le voyageur- missionnaire ne se heurtait pas au refus catégorique des populations concernées, ou quand il n’avait pas l’intention, pour les convertir, de les exterminer. Et quand la religion perd dès le XVII°siècle du terrain, c’est la science qui prend le relais, donnant carte blanche aux navigateurs (Lapérouse, Bougainville, Cook) franchissant les mers pour étudier les mœurs de ces hommes échappant jusqu’alors à l’humanité civilisée. Démarche tout aussi ambiguë, puisque les « bons sauvages » deviennent des pièces de choix dans le grand musée que l’humanisme occidental et en voie de constituer ; et que s’ils sont moins bons, l’idéologie des Lumières entend bien les ramener à la raison et les humaniser. On comprend que revenu de tout, Lévi-Strauss ait pu écrire que « les voyages sont notre ordure lancée à la face de l’humanité » (Tristes tropiques). Mais ils furent aussi légion, les voyageurs désireux de découvrir, de comprendre comment d’autres hommes vivent et de minutieusement transcrire, puisque tel était leur métier (anthropologue, ethnologue) ce qu’ils ont de leurs yeux vu, rencontré, éprouvé au contact de tous ces Autres dont ils n’auraient pas sans le voyage soupçonné qu’ils fassent eux aussi partie de l’humanité. Aussi durent-ils se faire écrivains, même si telle n’était pas leur vocation première.

C’est une autre tribu encore que celle des voyageurs « de métier », si l’on peut dire ; des vrais voyageurs « qui partent pour partir », disait Baudelaire ; pour seulement voyager et  pour échapper à un monde de plus en plus clos, pour se griser de marches interminables, pour se remplir les yeux de nouveautés, pour ne pas mourir idiots, et se servant de l’écriture comme d’autres d’un bâton de pèlerin afin qu’il reste quelque chose de leurs folles équipées : Victor Segalen, Alexandra David-Neel, Wilfried Thesiger, Henry de Monfreid, Nicolas Bouvier, Bruce Chatwin, furent de ces inconditionnels du voyage au long cours et des itinéraires risqués.

Nomadisme de luxe enfin, celui des écrivains (Montaigne, Goethe, Chateaubriand, Byron, Flaubert, Loti, Fromentin, Gide, Larbaud, Morand, Cendrars, Claudel, Saint-John Perse, Yourcenar, etc.) pour qui le voyage faisait néanmoins partie intégrante d’une vie dédiée à  la création, à l’exploration d’autres contrées que celles où vivotent, à leurs yeux tout au moins,  les sédentaires demeurés casaniers

Un trait leur est-il à tous commun ? Celui, peut-être, d’avoir été à leur insu formé par le voyage dont ils attendaient parfois tout autre chose : « C’est une école susceptible de nous accoutumer à l’inévitable cours des choses, aux rencontres et aux séparations, sans le moindre management », concluait de son aventure persane Anne-Marie Schwarzenbach (Où est la terre des promesses ?). Ce voyage que l’on pensait avoir choisi, et dont on s’imaginait pouvoir maîtriser le cours, c’est lui maintenant « qui vous fait, ou vous défait »(Nicolas Bouvier, L’usage du monde). Plus rarement le voyageur se sent-il vraiment « initié » par l’impossible devenu réalité : « Rachat des jours invertébrés…Entré dans l’action, dans le cercle…dans l’acte même où tout est pur […] je cherche, dans une course vers le but, à maintenir et à transformer de l’encore précaire jusqu’au définitif », notait  Michel Vieuchange (Smara). Serait-ce donc manie de sédentaire de réserver aux voyages ponctués de repères spirituels codés l’appellation d’ « initiatique »? Un voyage qui ne le serait pas d’une manière ou d’une autre serait-il même un voyage ? Un simple déplacement, tout au plus. La désillusion même devient « initiatique » quand elle permet au voyageur d’une fois au moins se rencontrer  : « Partant en Afrique, j’espérais peut-être avoir enfin du cœur ! J’ai plus de 30 ans, je vieillis, et toujours cette intellectualité…Retournerai-je jamais à la fraîcheur ? » (Michel Leiris, Afrique fantôme).

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Françoise Bonardel

Article du Petit Dictionnaire de la vie nomade de Françoise Bonardel

 

Extrait de Transhumance (premières pages)

Transhumances 1

Transhumances 2