Je n’ai sans doute pas mesuré le risque que je prenais en venant parler dans un centre d’art contemporain de « retour à l’atelier » ; cette simple formulation pouvant être perçue comme une double provocation : à l’endroit du credo actuel selon lequel l’art contemporain aurait signé son acte de naissance par une sortie fracassante de l’atelier ; et au regard de ce que pourrait signifier un tel « retour » s’il est interprété comme un aveu d’impuissance, un constat d’échec imposant de revenir à la case départ dont il fallait sans doute s’être éloigné pour en comprendre la nécessité. Mon propos risque donc du même coup, ou de vous paraître totalement décalé par rapport à la réalité contemporaine de l’art ; ou bien – ce qui est sans doute pire ! – incurablement nostalgique à l’endroit d’une époque à jamais révolue, marquée par la floraison des « ateliers d’artistes » dont l’évocation relèverait dès lors du rétro, du kitsch, voire du volkisch quand l’atelier est associé à la production d’un artisanat auquel une collectivité s’est identifiée.
Mais ne peut-on tout aussi bien envisager que la vie d’atelier – qu’il faudrait dès lors tenter de mieux définir – incarne à la fois une façon d’être et un besoin humain trop primordial pour être supprimé, en même temps qu’un mode de résistance à l’invasion technologique à laquelle nous assistons aujourd’hui, et qui menace l’existence même de l’art tout en engageant une mutation de l’homme dont personne n’est capable de prévoir les conséquences ? C’est aussi pourquoi je me refuse à restreindre la vie d’atelier au domaine artistique, et préfère y voir l’un des grands invariants du comportement humain étroitement lié à l’usage des mains, et une disposition d’esprit commune à un certain nombre de disciplines aujourd’hui confrontées aux mêmes défis, y compris la philosophie où la notion d’ « atelier » émerge alors même qu’elle déserte les arts. Ainsi le philosophe Martin Heidegger disait-il que « penser est peut-être simplement du même ordre que travailler à un coffre[1] » ; cette activité passant dès lors du registre intellectuel à une forme de « maniement » qui ne peut être effectué que dans un atelier.
J’admets néanmoins volontiers qu’en tant que lieu de création privilégié l’atelier ne doit pas être mythifié, idéalisé au nom d’une conception elle-même datée de l’art et de la transmission du savoir-faire artistique à laquelle il reste attaché ; certains ateliers ayant joué dans le passé le rôle de véritables écoles d’art sous la houlette d’un maître dont ils confortaient ainsi la notoriété. Or, il ne serait pas difficile de montrer que la fonction sociale et artistique de l’atelier – et donc aussi du rôle de l’artiste dans la société – a considérablement évolué entre le XVI° et le XX° siècle, ne serait-ce qu’en fonction de l’urbanisme des grandes villes européennes. Peu d’ateliers parmi ceux qui subsistent aujourd’hui répondent encore à la définition si suggestive de Francis Ponge, qui ne date pourtant que du milieu du XX° siècle : « Voici donc ce qu’on appelle un atelier : sur le corps des bâtiments comme une variété d’ampoule, entre verrière et verrue[2]. » Je suis donc prête à accepter l’idée qu’il fallait bien une rupture au moins temporaire propulsant l’artiste – renonçant du même coup à ce titre – dans un univers inconnu, et ravalant l’atelier au rang de cocon dont il lui fallait s’arracher pour retrouver une totale liberté de geste et de pensée. Mais ce qui en a résulté est-il vraiment à la hauteur des espérances que ce geste de rupture avait suscitées ?
Le problème est d’abord que cette déconstruction radicale relève elle-même désormais de l’image d’Épinal, transmise par un discours devenu officiel qu’on peut dès lors soupçonner de néo-conformisme. Car en réalité de nombreux ateliers continuent à exister, où des artistes continuent à se confronter à cette énigme que demeure la « mise en forme » (Gestaltung) de ce qui se présente d’abord à eux à l’état d’épure, de pressentiment, de nébuleuse comparable à l’étoffe des rêves. Il y a bien à cet égard un « art caché », survivant tant bien que mal hors des circuits marchands, comme l’a montré Aude de Kerros dans un livre très documenté portant ce titre[3]. Mais il y a surtout la désaffection manifeste du grand public à l’égard de l’art contemporain, pris au piège d’une déconstruction ne suscitant le plus souvent que des réactions épidermiques – amusement, rejet, sarcasmes – ou des réflexes d’investisseur avisé : « ça ‘vaudra’ combien dans dix ans, vingt ans ? ».
Mais ce n’est pas d’art contemporain que je compte vous parler, vis-à-vis duquel j’avoue rester moi-même la plupart du temps sans émotion et sans voix, à quelques notables exceptions près cependant : Igor Bitman, Axel Cassel, Anselm Kiefer, Fabienne Verdier ; ces exceptions me permettant de constater que ma prédilection très sélective tient au fait que ces artistes – j’ose employer ce mot devenu obsolète – ont su faire preuve d’originalité, d’inventivité, sans pour autant renier leur ancrage dans l’une ou l’autre tradition, artistique ou spirituelle, par laquelle ils se sont sentis naturellement attirés, et qui constitue peut-être à cet égard le premier « atelier » à partir duquel leurs créations se sont aventurées dans d’autres espaces plus ouverts, moins confinés. Ce socle, contre lequel on peut évidemment de rebeller, peut-on impunément considérer qu’il a fait long feu et n’est plus d’aucune utilité ? C’est la possibilité même de la transmission qui est en jeu, et une culture ne peut se contenter d’accumuler les gestes de rupture sans se mettre elle-même en péril. On constate en tout cas que l’innovation perpétuelle, devenue systématique et sans ancrage, produit tôt ou tard la répétition et le stéréotype, là où la confrontation à l’ancien contraint à la définition d’une position personnelle finalement propice au renouveau, sans qu’il s’agisse nécessairement là d’un recyclage purement formel du déjà vu.
Que l’on puisse éprouver le besoin de sortir de l’atelier pour s’en aller « au motif », comme disait Cézanne, est un geste semble-t-il révolu désormais réservé aux « peintres du dimanche ». Qu’on affirme vouloir rompre tout lien avec ce que symbolisait jusqu’alors l’atelier d’artiste en est un autre, contemporain de la désaffection pour la peinture en faveur d’installations et de productions diverses faisant tantôt largement place à l’improvisation, tantôt s’inspirant d’un mode de production technique détourné de son usage purement utilitaire. Mais il n’est pas certain qu’on se débarrasse aussi aisément et sans conséquences majeures de la « fonction atelier » comme d’autres se sont désolidarisés, à peu près à la même époque – les années 1970-1980 – de tout ancrage identitaire et territorial ; le rejet de l’atelier n’étant qu’une des formes de déterritorialisation en vogue dans ces années-là dans les milieux intellectuels dont les discours ont largement imprégné le monde de l’art. Disons que l’art contemporain a poussé plus loin, et en criant plus fort, un processus d’excentration qui était dans l’air du temps.
Car l’atelier cumulait, par sa localisation et sa fonction, la double dimension symbolique d’une matrice accueillante et d’un centre de décision et d’action au sein duquel l’artiste restait acteur, même s’il se posait des questions sur la part qui était vraiment la sienne dans l’acte de création peut-être venu d’ailleurs : de l’acculturation, de l’inconscient, du bagage génétique. Sortir de l’atelier revenait par contre à remettre simultanément en cause les règles du métier et la fonction artistique en tant que telle, qui ne pouvait qu’être ébranlée par certains questionnements émanant d’autres disciplines telles que l’anthropologie et la psychanalyse : qui peut se prétendre authentiquement auteur de ce dont il est l’acteur ? Rien n’était cependant joué, et l’on aurait très bien pu imaginer qu’au lieu d’osciller entre l’apologie de la spontanéité et celle de la conceptualité, l’art contemporain ait suivi une voie comparable à celle ouverte par Antonin Artaud ou Henri Michaux par exemple, qui ne sont à cet égard ni des passéistes ni des avant-gardistes.
Disant cela, je pense aux pages extraordinairement novatrices et jusqu’alors peu explorées des Cahiers de Rodez dans lesquelles Artaud se livre à un artisanat très singulier puisqu’il s’agit ni plus ni moins de façonner le fameux « corps sans organes » au prix d’un labeur acharné, entretenant avec l’alchimie des liens étroits. Je pense aussi aux expériences très déstabilisantes rapportées par Michaux dans les ouvrages écrits alors qu’il expérimentait diverses sortes de drogues, et qui supposent les unes et les autres une refondation de l’atelier plus que sa disparition : « Jamais, jamais je ne dirai assez le côté modeste, instrumental de l’esprit, son travail d’ouvrier » », note-t-il dans Les grandes épreuves de l’esprit[4]. Fallait-il donc être poète pour apporter des idées vraiment novatrices sur le fait qu’on ne change réellement d’espace qu’au prix d’une transformation en profondeur de sa position d’auteur et de sujet, et non par une pratique systématique de la tabula rasa sur laquelle Michaux me semble avoir tenu des propos d’une grande lucidité.
L’atelier est en effet un lieu de mémoire où l’on peut à tout moment entreprendre une œuvre nouvelle, rectifier un tableau ancien, achever un texte ou une sculpture ; tout cela à l’abri des regards, dans la plus stricte intimité. Un lieu donc où l’on peut s’exercer, reprendre et corriger ; jeter parfois, ou mettre au rebut en attendant de savoir si la matière, la forme abandonnée pourra être réutilisée. Un lieu de liberté, en somme, où l’on n’est jugé que par soi-même et par quelques visiteurs occasionnels. N’étant que rarement un lieu d’habitation, et pas davantage un espace conçu pour une activité lucrative exercée de manière régulière et codifiée, l’atelier accueille aussi bien les sautes d’humeur de son occupant que ses projets dont certains seulement parviendront à maturité dans un temps qui n’est plus celui des horloges. Aussi chaque artiste vit il dans son atelier avec le sentiment qu’il est dans « son monde », pour partie déjà là et pour l’autre encore à réaliser ; toujours à mi-chemin du réel et du virtuel donc, comme le laisse entrevoir Francis Ponge parlant de l’atelier de Georges Braque :
« Tout est constamment à l’appareillage, dans cet atelier. Comme la barque du pêcheur, ses paniers, ses filets sont toujours en état de prendre la mer dès que l’embellie se découvre. […] Braque, qui ne force jamais son talent, qui ne s’oblige jamais à peindre, s’oblige par contre toujours, d’ailleurs le plus naturellement du monde, à rester à la disposition de ce talent. Il tient à la fois son corps et son esprit dispos, en les conservant dans un loisir plein de ressources. Il tient toujours sa main prête. Il tient toute son expérience, toute sa mémoire d’artisan ou de praticien en réserve – et tous ses outils à portée de cette main et de ce génie et de cette mémoire, en parfait état de fonctionnement[5]. »
L’atelier apparaît ici comme le lieu où pratiquer ce que les Romains nommaient l’otium et que Ponge traduit très justement par « loisir fécond », non soumis à des contraintes horaires ni à des impératifs de rendement. Peu importe alors l’endroit précis où cette forme très particulière d’activité peut trouver à s’exercer car, des ateliers d’artistes il y en eut à vrai dire de toutes sortes, du plus fastueux (Rubens) au plus rudimentaire (Giacometti), du plus cossu (Moreau) au plus monacal (de Staël) ; chaque artiste choisissant un jour le lieu – les lieux parfois s’il le peut, tels Braque et Picasso – qui va lui tenir lieu de seconde peau, de foyer d’inspiration et de remise où entreposer dessins, sculptures ou tableaux. Ces ateliers n’ont pas disparu avec l’apparition de la « modernité », bien au contraire. C’est même à partir du XVI° siècle qu’ils ont été sacralisés comme autant de lieux où le visiteur espérait toujours entrevoir le mystère de l’acte créateur, particulièrement sensible dans ces deux genres picturaux que sont l’autoportrait – on pense à ceux de Rembrandt bien sûr – et « le peintre et son modèle » dont le tête-à-tête, décliné en autant de variations qu’il y a de peintres, ne pouvait se produire que dans un atelier, ou dans une pièce qui en faisait office.
C’est la postmodernité qui a fait de l’abandon de l’atelier un mot d’ordre, comme s’il s’agissait de liquider le dernier vestige d’un attachement à la notion même d’ « art » et à la singularité du geste artistique par rapport à l’artisanat d’une part, et à la reproduction mécanique des objets issus de la technique : « À l’époque moderne, l’atelier sera présenté comme le laboratoire où la peinture se déconstruit », écrit Frédéric Gaussen[6]. Mais est-ce là le seul usage possible d’un laboratoire ? Est-il par ailleurs assuré que la déconstruction effectuée par la postmodernité n’ait pas manqué sa cible ou, l’ayant trop bien visée, liquidé la question avant même de l’avoir abordée ? Car tandis que les ateliers d’artistes perdaient leur raison d’exister, proliféraient d’autres « ateliers » où les débutants étaient censés s’initier à ceci ou cela : la cuisine, le tricot, et pourquoi pas la peinture. Ont-ils pris, à un moindre niveau, le relais des ateliers désaffectés, ou bien sont-ils des lieux où cultiver l’utopie d’une liberté créatrice reconquise sur les contraintes du métier ? Car l’activité pratiquée dans les ateliers d’artistes répondait bien aux exigences d’un métier ; pas comme les autres certes, mais tout aussi exigeant en matière de technicité, de ponctualité et de précision gestuelle par rapport aux opérations engagées.
La question de l’ « atelier » est entrée pour la première fois dans ma réflexion de philosophe lorsque, lassée de jouer intellectuellement avec des concepts, j’en suis venue à m’intéresser aux transformations de la matière – y compris de la matière verbale – et donc à l’alchimie qui elle aussi déconstruit en vase clos, dans un laboratoire qui est aussi un oratoire. Ora et labora (prie et travaille) est en effet la devise commune aux alchimistes et aux moines chrétiens. Si ce lieu hors du monde et du temps, maintes fois représenté en gravure et en peinture, ne porte pas le nom d’atelier, c’est sans doute parce que ce qui s’y passe ne relève pas à proprement parler d’un travail de la main comme le suggère l’étymologie du mot atelier, renvoyant au travail du menuisier ou du charpentier (astelle, éclat de bois) : « Dans l’atelier d’un artiste sont partout écrites les tentatives, les expériences, les divinations de la main, les mémoires séculaires d’une race humaine qui n’a pas oublier le privilège de manier », écrivait Henri Focillon[7]. C’est ce lien ancestral entre métier et maniement, déjà remis en cause à l’ère industrielle, que la sortie de l’atelier entendait reléguer au rang des archaïsmes.
La question n’était donc pas pour moi d’ouvrir un atelier pour apprentis-philosophes, mais de réfléchir au possible « maniement » des images et des idées qui en ferait autre chose que des concepts et donnerait par là même une autre tournure à la pensée, dès lors davantage tournée vers le processus de culture qui lui aussi modèle les êtres. C’est pourquoi la question du « retour à l’atelier » a naturellement trouvé sa place dans mon interrogation sur les chances de survie de la culture européenne (Des Héritiers sans passé), façonnée me semble-t-il durant des siècles par un esprit d’atelier qui a fait sa force mais qu’elle est aujourd’hui tentée de renier. Or, si les ruptures prônées par la modernité n’ont pas dans un premier temps conduit à la disparition des ateliers, d’art ou d’artisanat, la postmodernité est bel et bien en train d’abandonner les valeurs qui rendaient ces ruptures compatibles avec la vie d’atelier. C’est donc désormais aux Européens de choisir si la culture doit ou non rester l’ « atelier » d’où sortent des êtres conscients que devenir « humain » est leur premier métier.
C’est aussi que l’atelier prépare, par son existence même quand il est celui d’un artiste, la « transmutation » opérée par le travail de l’art. Quel atelier d’artiste n’abrite pas les matériaux et objets hétéroclites trouvés ça et là ? Ni musée ni simple entrepôt, l’atelier leur sert plutôt de salle d’attente en vue d’on ne sait quelle transformation future. Une observation plus attentive montrerait qu’en ce lieu les objets échappent à leur fonction utilitaire et perdent les contours précis qui faisaient d’eux des ustensiles. Ils ne sont pas davantage livrés, comme s’ils étaient exposés en plein air, aux variations de la lumière dissolvant leurs formes en autant de vibrations impressionnant la rétine. La lumière de l’atelier par contre, qui n’est ni celle du dehors ni celle d’un dedans calfeutré, semble les avoir préparés à une transformation dernière ne pouvant avoir lieu que dans un espace lui-même à la fois clos et ouvert.
Nombre d’artistes en effet, et non des moindres, pressentirent quelle affinité profonde reliait à cet égard leur travail à celui des anciens alchimistes ; les uns focalisant leur attention sur les épreuves requises par la réalisation de l’œuvre, les autres sur les étapes et le rythme de cette étrange opération. Pour les uns et les autres néanmoins l’atelier restait le lieu où pouvait « avoir lieu » une purification de la matière du même ordre que ce qu’Antonin Artaud nommait « Théâtre de la cruauté », et qu’il associait à l’activité régénératrice de la culture : « Une effusion raffinée de la vie dans l’organisme en éveil de l’homme », écrivait-il dans ses Messages révolutionnaires[8]. Pour en revenir au lieu, le jeu de mots entre une localisation et les événements qui peuvent y « avoir lieu » me semble riche d’enseignement. Par contre, que des événements artistiques programmés comme tels puissent se passer indépendamment du « lieu » qui leur aurait permis de se manifester me laisse perplexe.
L’alchimie est à cet égard bien davantage qu’un savoir ancien, une pratique utopique ou le prétexte à d’inconsistantes rêveries. Le mode opératoire qui est le sien fait partie des gestes archétypaux grâce auxquels les humains ont depuis des millénaires affirmé leur présence sur terre et cultivé une verticalité qui, jusqu’à preuve du contraire, n’appartient qu’à eux ; une verticalité ne consistant ni à s’arracher à la terre et à la matière, ni à les dominer pour en extraire ce qu’elles recèlent de richesses à des fins mercantiles. Œuvrer, au sens alchimique du terme, ne conduit donc pas à produire des œuvres d’art originales ou des objets techniques négociables au meilleur prix, mais à accompagner une transformation de la matière de l’ordre d’une rénovation grâce à un subtil dosage d’engagement et de discrétion. L’atelier n’est rien d’autre que le lieu où quelque chose de cet ordre « se passe », qui ne résulte pas uniquement des connaissances techniques acquises ni de la volonté mais d’une « mise en œuvre » inspirée portant ses fruits à un moment donné. De ce processus à la fois très concerté et imprévisible témoigne à mon sens ce mot de Braque rapporté par Georges Limbour : « eh bien voilà, c’est là que ça se passe ! » et son regard circulaire paraissait à la fois chercher et montrer quelque chose d’invisible et qui n’était pas ses tableaux[9]. »
Ceux que j’ai nommés des « hommes d’Œuvre » – alchimistes et artistes confondus – sont en général moins animés du désir de produire un Grand Œuvre – motivation très présente chez les poètes au siècle dernier – que conscients de leur responsabilité à l’endroit des formes qu’ils mettent en circulation, dont certaines pourraient se révéler de véritables bombes si elles n’étaient désamorcées, rendues incapables de nuire tout en constituant par leur seule présence des forces de dissuasion vis-à-vis de tel ou tel danger : qui a encore envie de faire la guerre après avoir regardé les Caprices de Goya ou Guernica ? Si donc l’atelier est le lieu où un opérateur répond à l’appel des formes qui semblent vouloir venir au jour selon leur tempo et leur logique propres, il est aussi le sas de décantation où elles peuvent être dépolluées, si l’on peut dire, de leur potentiel nocif ou meurtrier. Loin d’être un aveu d’échec ou un comportement timoré face à la nouveauté, le « retour à l’atelier » obéit au principe de responsabilité vis-à-vis de ces pollutions physiques et mentales que sont l’insignifiance et la violence, et je m’inscris en faux contre la logique simpliste selon laquelle la prise de conscience suscitée par une œuvre artistique serait proportionnelle à son degré de brutalité et de vulgarité. Je ne peux donc que faire miens ces propos de Fabienne Verdier sur lesquels Eric Chenal a attiré mon attention :
« J’ai l’impression que le peintre doit faire un travail sur lui pour transmuer ses douleurs intérieures ou ses angoisses existentielles en une mélodie supportable pour les hommes. Alors qu’étaler – comme beaucoup dans l’histoire de l’art, et encore plus aujourd’hui – une sorte de putréfaction de nos plus effroyables névroses rend l’homme encore plus malade. Ma méthode, c’est au contraire de me fondre dans le sujet. Évidemment, il est vrai que cette attitude est moins facile à comprendre : rechercher l’être dans le non-être, rechercher un effacement de soi, une attitude de recueillement, mettre de côté toute velléité de vouloir ou de prétention. C’est le soi de l’être qui tout à coup s’exprime par cette alchimie intérieure. En fait, j’envisage la peinture comme une forme de phénoménologie : c’est ma matière physique, alchimique et spirituelle qui transmet au pinceau quelque chose d’indicible. C’est un mystère, je ne sais pas l’expliquer[10]. »
Les exceptions artistiques puissantes que j’ai précédemment citées m’ont d’autre part convaincue que mon insensibilité à la dimension purement conceptuelle de l’art contemporain faisait elle-même sens, et n’appelait aucun acte de contrition. On ne peut en effet qu’être frappé de ce qu’une part importante de cet art ait trouvé sa forme d’expression dans la conceptualisation au moment même où un mouvement philosophique aussi important que la phénoménologie prenait ses distances par rapport au concept en prônant le « retour aux choses elles-mêmes » (Husserl), ou en se rapprochant de la poésie (Heidegger). La philosophie contemporaine aurait-elle de ce point de vue une longueur d’avance sur l’art qui se contenterait de compenser ce retard par d’incessantes provocations et par un culte de l’innovation ? Ce décalage pourrait en tout cas expliquer pourquoi le discours philosophique sur l’art, jadis si prolixe, semble s’être peu à peu tari, par défaut de « matière » sans doute sur laquelle il pourrait s’exercer. Je parle bien sûr de discours réellement philosophiques et non de ces gloses et exégèses circonstancielles d’autant plus verbeuses qu’elles se rapportent à un matériau quasiment inexistant. Il faut en tout cas se garder de penser que la volonté de déconstruire, pour partie commune à la philosophie et à l’art contemporain, ait produit de part et d’autre les mêmes résultats dans la mesure où elle ne s’exerçait pas sur les mêmes matériaux ; certains philosophes redécouvrant l’épaisseur du réel après s’être libérés du concept, et certains artistes cherchant dans le concept ce que ne leur avaient pas révélé couleurs et pinceaux.
C’est néanmoins un peu comme si la philosophie avait légué à l’art contemporain des outils périmés, laissés à l’abandon et jonchant le sol comme le donnait déjà à voir la fameuse gravure de Dürer Melencolia I dont certains critiques disent qu’elle est une représentation de l’esprit faustien – moderne donc – désabusé par ses propres inventions et plongé dans une méditation sans fond. La mélancolie postmoderne n’osant plus dire son nom effectuerait alors un bien étrange détour en dissimulant son désarroi abyssal derrière la froideur clinique de la conceptualisation, et ce que Jean Clair nomme si bien « la muséification du quotidien[11] ». Ce faisant, ce n’est pas seulement à la philosophie que l’art conceptuel contemporain emprunterait son outillage, lui qui tire également si ouvertement profit de la similitude superficielle entre le dépouillement dont il fait montre et la rigoureuse pureté de la vie monacale, dont tout pourtant le sépare. Je n’en veux pour preuve que l’expérience qu’il m’a été donné de vivre lors de l’exposition organisée en 2009 par le Centre Georges Pompidou sur le ou plutôt les Vides.
Accomplir la tâche qui m’avait été confiée ne présentait aucune difficulté particulière puisqu’il s’agissait pour moi d’écrire un article sur le bouddhisme en tant que « Voie du vide ». Il y fallait tout au plus un certain sens des nuances afin d’amener les lecteurs du catalogue à réaliser qu’il y a vide et vide et que le bouddhisme, comme le taoïsme d’ailleurs, est passé maître dans l’art de l’évacuation ; laquelle ne consiste pas comme on le pense communément à « faire le vide », mais à se laisser faire par lui, si l’on peut dire, comme Henry Michaux l’a si bien compris alors que la philosophie occidentale commence seulement à s’intéresser, très timidement, à cette question omniprésente en Asie. Mais n’allez pas dire aux grands maîtres de la vacuité bouddhique (sûnyatâ) qu’il s’agit là d’un concept car vous vous attireriez leurs foudres !
Si la vacuité bouddhique n’est pas conceptualisable, c’est qu’elle est la source de ce qu’on nomme communément plein et vide, tout aussi dénués l’un que l’autre de substantialité selon le Bouddha. Si donc la création des formes relève d’un artisanat, quiconque veut atteindre l’Éveil doit cesser de s’identifier à l’artisan qui les a façonnées ; le bouddhisme ne faisant à cet égard aucune différence entre le travailleur manuel et le concepteur intellectuel. Au regard du bouddhisme en effet, c’est la totalité du monde manifesté qui est l’ « atelier » où naissent et meurent des formes, toutes aussi illusoires les unes que les autres. Quitter cet atelier revient à s’éveiller, à entrer pour de bon dans la vacuité et non à errer dans des espaces débarrassés de tout mobilier comme chacun en a fait au moins une fois dans sa vie l’expérience un jour de déménagement. La démarche bouddhique a au moins le mérite de sa radicalité puisqu’elle interdit tout retour à un quelconque « atelier ». Mais était-ce ce qui se passait à Beaubourg ?
La rupture avec l’atelier d’artiste, en général très encombré, était à l’évidence imposée à quiconque visitait cette rétrospective des différentes expositions organisées sur le vide ces dernières années, et signalées par une plaque apposée sur le mur de la pièce qui était réservée à chacune d’elles. Il avait donc bien fallu mettre chacun de ces vides supposés en boites pour les faire entrer dans le concept qu’était en soi cette exposition ! Comment dès lors s’y comporter ? Le spectacle était en fait dans la salle, et dans la déambulation incertaine des spectateurs invités à circuler dans une succession d’espaces où il n’y avait effectivement rien à voir ; les uns visiblement désemparés, les autres prenant la pose avantageuse d’initiés à un mystère sacré. De telles attitudes, improbables dans une rétrospective ordinaire, permettaient au moins de s’apercevoir qu’une exposition, telle qu’elle est communément présentée, est en fait le prolongement imaginaire et la réplique organisée d’une visite d’atelier au cours de laquelle le visiteur découvre les œuvres que l’artiste veut bien lui montrer.
Déambulant moi-même en quête du moindre indice, de la moindre vibration susceptible de me faire ressentir quelque chose dans ces vides successifs, je pensai alors à tout ce qui séparait les visiteurs que nous étions des grandes statues de Giacometti, avançant elles aussi dans le vide mais dont l’élancement ascétique semble avoir modelé l’espace au sein duquel elles évoluent : « Le pathétique de l’exténuation à l’extrême de l’individu réduit à un fil », disait d’elles Francis Ponge[12]. Oui, c’est cela me disais-je ; chacune d’elles porte son propre espace, rayonnant autour d’elle et célébrant indirectement le travail d’atelier qui permit au bronze de « gagner », comme le disait à Giacometti Jean Genêt venu lui rendre visite dans son atelier[13]. Que n’a-t-on pas écrit sur ce local plus que modeste ! Mais ce qui frappe surtout dans ce qu’en dit lui-même Giacometti, c’est que son exiguïté l’a contraint à donner à chacune de ses statues, grande ou toute petite, la force de repousser les murs jusqu’à sortir au jour dans un espace qui n’appartient qu’à elle, et au sein duquel l’homme qui marche découvre sa verticalité, et réinvente à chaque pas la relation toujours incertaine du plein qu’il se sent être et du vide qui l’entoure.
Qu’importe alors que le fameux atelier de la rue Hippolyte-Maindron ait été le « charnier de plâtre » décrit par Georges Limbour[14] puisque s’y est effectivement accomplie une telle métamorphose à laquelle furent sensibles aussi bien Francis Ponge parlant de transformation « du spectre en sceptre »[15], que Jean Genêt disant avoir l’impression de descendre jusqu’au royaume des ombres où des morts innombrables attendaient de revoir la lumière et de reprendre vie. De l’étroite osmose entre Giacometti et son atelier Frédéric Gaussen écrit : « L’atelier n’est pas un décor. C’est l’espace qui fait tenir le personnage[16]. » ; le « personnage » en question étant aussi bien l’artiste lui-même que chacune de ses statues. Tout ceci donne à penser qu’en deçà de tout atelier factuel existe un archi-atelier plus archaïque dont aucune mythologie artistique ne saurait s’emparer, et qu’aucune déconstruction hypermoderne ne saurait démanteler ; quelque chose du même ordre sans doute que ce que Goethe nommait dans le Second Faust « la vague région des images » ou encore le Royaume des Mères : « Il faut chercher leur demeure dans les profondeurs du vide […] Mais dans le vide éternel de ces profondeurs, tu ne verras plus rien, tu n’entendras point le mouvement de tes pieds, et tu ne trouveras rien de solide où te reposer par instants. »
Est-il certain qu’en matière de déconstruction l’art contemporain soit allé plus loin ? De cet archi-atelier peut-on se séparer sans se couper des sources mêmes de la créativité indifféremment nommées selon les contextes nature, inconscient collectif ou vacuité ? Les stratégies par lesquelles l’artiste contemporain contourne l’idée même de « création » et lui préfère par exemple celle d’installation, témoigne indirectement de la puissance attractive de ce vieux fonds que l’atelier, stable sans être vraiment installé, offrait à son occupant la possibilité d’accueillir et de transformer comme l’ont fait avant lui la plupart de ses devanciers. Quitter définitivement l’atelier c’est aussi refuser de s’inscrire dans une quelconque lignée.
Je donnerais donc pour ma part le nom d’ « atelier » à tout espace, réel ou imaginaire, dans lequel un être humain, qu’il soit artiste ou non, découvre qu’il ne peut éluder l’existence d’une antériorité par rapport à laquelle il va lui falloir se situer sous peine de perdre son identité, ou de ne jamais découvrir celle qui pourrait devenir la sienne. L’atelier est à cet égard le lieu qui abrite cette tension des contraires et permet de lui trouver une issue qui ne soit pas purement intellectuelle. Ce qui se passe dans un atelier n’est rien d’autre qu’un travail d’incarnation qui ne peut avoir lieu nulle part ailleurs et concerne aussi bien l’art que d’autres secteurs d’activité. Il ne s’agit donc pas de considérer le « retour » qu’on peut y effectuer comme celui de l’enfant prodigue fatigué d’avoir trop innové, mais comme le constat qu’on n’en était en fait jamais parti et qu’on le portera désormais en soi où qu’on aille.
Je ne cesse donc de m’étonner qu’on puisse se montrer si soucieux de préserver la biodiversité, et se montrer si intolérant dès qu’il s’agit d’apposer le label « contemporain » sur un ouvrage d’art ; une partie seulement des productions artistiques actuelles méritant semble-t-il d’être reconnues pour « contemporaines ». On en vient même à se demander si la frénésie d’innovation, présentée comme une logique évolutive incontournable, ne revient pas à appliquer à l’art des critères propres aux sciences capables de mesurer le degré d’évolution des espèces et des sociétés. L’art contemporain serait-il contre toute attente le dernier bastion où le mythe du Progrès, débouté de ses prétentions un peu partout ailleurs, aurait trouvé à se nicher ? S’il n’en était pas ainsi, des formes d’art très diverses pourraient être dites « contemporaines », dont certaines pourraient parfaitement suivre leur chemin propre indépendamment des innovations technologiques actuelles. L’atelier reste donc en ce sens le lieu où prend tout son sens le mot bien connu d’Egon Schiele qu’on ne peut, ni dans sa vie ni dans son œuvre, soupçonner de conformisme : « L’art ne saurait être moderne. L’art est originellement éternel », ou bien encore « éternellement originel » (Kunst kann nicht modern sein. Kunst ist urewig.)
Notes
- [1] M. Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ? trad. A. Becker et G. Granel, Paris, PUF, 1959, p. 89.
- [2] F. Ponge, L’Atelier contemporain, Paris, Gallimard, 1977, p. 2.
- [3] L’art caché : Les dissidents de l’art contemporain, Paris, Eyrolles, 2013.
- [4] H. Michaux, Les grandes épreuves de l’esprit, Paris, Gallimard, 1966, p. 13.
- [5] F. Ponge, L’Atelier contemporain, op. cit., p. 125-126.
- [6] F. Gaussen, Visites d’ateliers, Paris, Adam Biro, 2002, p. 7.
- [7] H. Focillon, « Éloge de la main », Vie des formes (1934), Paris, PUF, 2010, p. 115.
- [8] A. Artaud, Messages révolutionnaires, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1956, t. VIII, p. 225.
- [9] G. Limbour, Dans le secret des ateliers, Paris, L’Elocoquent, 1986, p. 25.
- [10] F. Verdier, L’esprit de la peinture : Hommage aux maîtres flamands, Paris, Albin Michel, 2013.
- [11] J. Clair, Considérations sur les Beaux-Arts, Paris, Gallimard, 1983, p. 25.
- [12] F. Ponge, L’Atelier contemporain, op. cit., p. 97.
- [13] J. Genêt, L’Atelier d’Alberto Giacometti, Œuvres complètes t. 5, Paris, Gallimard, 1979, p. 45.
- [14] G. Limbour, Dans le secret des ateliers, op. cit., p. 39 : « L’atelier de Giacometti ressemble plus à un champ de démolition qu’à un chantier de construction. »
- [15] F. Ponge, L’Atelier contemporain, op. cit, p. 95,
- [16] F. Gaussen, Visites d’ateliers, op. cit., p. 123.
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