Figarovox du 30 mars 2018
A l’approche du Vendredi Saint, où les chrétiens commémorent la crucifixion du Christ, Françoise Bonardel revient sur la notion de sacrifice récemment illustrée par le don qu’a fait Arnaud Beltrame de sa propre vie, pour sauver celle d’un otage.
Que l’on soit croyant ou athée, de confession chrétienne, juive ou musulmane, l’enchaînement de certains faits, et la superposition des symboles qui leur sont associés, exige parfois qu’on marque un temps d’arrêt ; comme si la Providence déchirait tout à coup le voile opaque de l’Histoire, ou comme si l’Histoire demandait qu’on lui porte un regain d’intérêt. Que dis-je, d’intérêt: d’implication active et de solidarité effective. Le peuple français le sait bien d’ailleurs, qui se sent meurtri dans sa chair par le sacrifice du lieutenant-colonel Arnaud Beltrame, qui dans le même temps interpelle ce qui couve de colère sourde en chaque Français, et ce qui subsiste en lui de dignité refusant d’être plus longtemps piétinée. Des sacrifices sans doute en faut-il – aucune histoire humaine n’en a jamais été épargnée – mais sous quelle forme et surtout pour quoi ?
Le geste en lui-même est admirable jusque dans son apparente simplicité, on ne le redira jamais assez ; aussi bouleversant d’humanité que celui du Père Maximilien Kolbe qui prit spontanément la place d’un père de famille juif promis à la chambre à gaz. Pas plus que les nazis, enfermés dans leur froideur meurtrière, n’épargnèrent ce donateur de vie exécuté peu après, le «soldat de Daech» ne fut tout à coup touché par la grâce qui l’eût fait rendre les armes face à tant de générosité. Le miracle avait déjà eu lieu, il est vrai, et c’eût été sans doute trop demander d’en espérer un second. Car le geste d’un seul homme – un homme immensément seul à cet instant fatal – concourt en certaines circonstances à la rédemption symbolique de toute l’humanité. Il ne reste plus alors aux témoins directs ou indirects de ce drame qu’à méditer en leur for intérieur sur leur lâcheté coutumière, leur peur viscérale de la mort, leur faillibilité foncière comme diraient moralistes et théologiens. Une sorte d’examen de conscience proposé à tout un chacun, mais tout à fait en accord avec la méditation des chrétiens au cours de la Semaine Sainte.
Qu’Arnaud Beltrame ait fait publiquement état de sa foi chrétienne ne peut que renforcer la portée symbolique de son sacrifice: une vie en échange d’une autre vie, reconnue pour plus sacrée que la sienne. Un échange sans autre contrepartie pour celui qui en prit l’initiative que le sentiment de son devoir de soldat accompli et la joie, faut-il supposer, du croyant rejoignant le Christ dans sa Passion, elle aussi consentie après les affres de Gethsémani. Un tel choix ne peut que secouer celles des consciences qui ne sont pas encore totalement acquises aux satisfactions primaires dispensées par la postmodernité festive. Il n’en reste pas moins aux Français, qui se sentent en grande majorité concernés par ce drame, à méditer sur le sens et l’utilité des sacrifices qu’on leur demande, et sur ceux dont ils se sentent capables de prendre eux-mêmes l’initiative. Jusqu’à quand des vies humaines seront offertes à ce nouveau Moloch qu’est l’islamisme radical, comme jadis celles de jeunes gens et jeunes filles à l’insatiable Minotaure?
De même que celui qui sacrifie sa vie fait clairement, à l’instant où il y consent, la distinction de l’acceptable et de l’inacceptable, les pouvoirs publics sont invités par ce geste héroïque à une délimitation plus claire, et suivie d’effets, du tolérable et de l’intolérable. Les terroristes islamiques bénéficient aujourd’hui du flottement idéologique faisant de l’impératif de «tolérance» une sorte de caution implicite de l’indifférence ou de l’impuissance. La préservation de nos sacro-saintes libertés ne pourra pas éternellement servir d’alibi à l’inaction, ou à l’action ambiguë, face à ceux qui pour de bon les menacent. On ne peut à la fois prétendre combattre avec succès l’islamisme radical sur des terres étrangères, et le laisser faire son nid à l’échelle nationale et locale à la faveur d’une confusion entre le culturel et le cultuel qui pourrait s’avérer mortelle pour nos sociétés ; confusion sciemment entretenue par les bénéficiaires de ces atermoiements prétendument «tolérants».
On a donc souvent le sentiment que si les actions ciblées, les filatures patiemment conduites, les perquisitions et arrestations savamment orchestrées, sont autant de manières d’agir en amont des drames qui endeuillent périodiquement la collectivité, on évite d’aborder de front les questions de fond impliquant une délimitation drastique qui serait immédiatement interprétée comme une intolérable discrimination: le salafisme, et toutes les mouvances intégristes qui lui ressemblent, a-t-il oui ou non sa place en France? Les fichiers S de nationalité étrangère ou les binationaux également fichés doivent-ils être expulsés ou au moins internés? Les Français ont-ils encore le droit, aujourd’hui reconnu à n’importe quel peuple en voie de développement, de dire dans quel type de société ils veulent vivre? Ce droit, on le leur reconnaît en théorie ou au moment des élections, mais plus rarement lorsqu’il s’agit d’en tirer au quotidien les conséquences pratiques, et cela sous prétexte qu’ils risqueraient de faire en l’exerçant «le jeu des extrêmes». Comme si lesdits «extrêmes» ne tiraient pas justement leur épingle du jeu de cette démission (soumission ?) !
On en revient donc au sacrifice, et à la redécouverte qu’en font cette semaine les Français. Non, on ne peut pas toujours tout avoir, en même temps et dans n’importe quelles conditions: la libre circulation et la sécurité, le «vivre ensemble» consensuel et la liberté de penser, une vie paisible et un honneur sans tache. Les terroristes après tout sont eux aussi libres de penser ce qu’ils veulent, et il faut cesser de faire semblant de croire qu’agissant comme ils le font ils ne pensent pas vraiment, voire sont atteints de troubles psychiques. Notre aveuglement intellectuel joint à nos certitudes morales est à cet égard suicidaire, tant il nous porte à refuser l’idée que tout ne soit pas compatible, et que le premier des sacrifices auquel il faudrait consentir serait d’accepter, sans crainte ni animosité mais avec fermeté, cette réalité sans quoi aucune société ne peut perdurer.
Car il se trouve aussi que ce drame, appelé à s’inscrire durablement dans la mémoire collective, fait se superposer deux visions du sacrifice correspondant à des conceptions elles aussi opposées de la religion, de la vie sociale et du rapport à autrui. Il n’est aucune religion qui n’ait eu à se confronter à son ombre, et à repenser le sens et la portée symbolique des sacrifices exigés de ses fidèles. Son ombre, autant dire sa «part maudite» (G. Bataille) de négativité, de violence et de cruauté. La question «travaille» de l’intérieur l’Ancien Testament, et jusqu’au Dieu des Hébreux se disant las des sacrifices rituels et attendant de son peuple une autre forme de fidélité et de respect. Elle habite l’hindouisme, évoluant lui aussi vers des formes plus intériorisées de sacrifice que ceux préconisés par les anciens Védas. Elle est au cœur du bouddhisme refusant toute violence sacrificielle, y compris celle qui pourrait viser l’ego que la pratique méditative contribue à dissoudre. Elle est indissociable enfin de la personne du Christ dont le «sacrifice» met fin, selon René Girard, à tous les sacrifices sanglants et n’en est donc pas un mais une Passion librement consentie. Et l’Islam dans tout cela, en quoi ferait-il exception?
Il ne suffit plus d’affirmer – le croit-on vraiment? – que le «véritable Islam» doit être dissocié du terrorisme qui en serait l’excroissance maudite, venue on ne sait d’où se greffer sur un corps foncièrement sain. Non, le terrorisme est l’ombre maléfique de l’Islam, et si l’on veut bien croire qu’il en offusque la lumière mystique et prophétique, il n’en est pas moins indissociable comme ce fut le cas pour toutes les autres religions qui durent apprendre à faire le deuil d’une pureté supposée dénuée de toute ombre*. La mort librement consentie du lieutenant-colonel Arnaud Beltrame en témoigne: deux visions irréconciliables du sacrifice se sont ce jour-là affrontées, et celle qui frappe les esprits et touche les cœurs est aussi celle qui fera avancer l’humanité vers davantage de clairvoyance et de compassion. Que cette vision du sacrifice, la seule qui vaille d’être aujourd’hui honorée, soit partagée par de nombreux musulmans, ne fait que démontrer l’urgence, pour l’Islam, d’entamer une prise de conscience que lui seul peut effectuer s’il veut subjuguer ses propres démons et devenir un messager de sagesse et de paix au sein des nations.
* Lire à cet égard l’ouvrage majeur du philosophe iranien Daryush Shayegan mort le 22 mars 2018 à Téhéran: Qu’est-ce qu’une révolution religieuse? (Albin Michel, 1982, rééd. 1991).
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